Quand les gens entrent ici, ça veut dire qu’ils doivent faire face à une aggravation de leur état, avec de l’affaiblissement, de la douleur. Généralement, les examens ont montré que le cancer a migré. Nous nous trouvons face à une pathologie aiguë, évolutive.
Nous ne sommes pas dans un service comme celui de chirurgie où l’intervention vise souvent à résoudre rapidement un problème ponctuel. Ici, on découvre un mal souvent caché qui a progressé, qui va chambouler la vie, la menacer à court terme. C’est une maladie qui va bouleverser aussi l’existence d’un entourage appelé à se mobiliser entièrement autour du malade. L’horizon se bouche tout à coup pour tout le monde.
Cette situation demande, de notre part, beaucoup d’énergie et de solidarité. On a besoin de se parler de façon informelle, entre soignants, dans la salle de pause. Là, on se met à discuter de tel ou tel patient autour d’un café, en compagnie parfois du médecin. Même les synthèses du jeudi peuvent se transformer en libre débat. Hier, par exemple, un collègue ne voyait pas pourquoi on devait poser un cathéter en vue d’une chimio à un patient âgé atteint de démence. « Il est difficile de l’approcher, on a du mal à lui faire sa toilette. Parfois, il ne veut même pas qu’on fasse le ménage. Comment va-t-on lui faire sa chimio ? Il va tout arracher ! » […] En synthèse, la discussion peut aller très loin. Parfois, on a besoin aussi de rigoler, de partir dans des délires insensés. Il faut pouvoir évacuer, se laisser aller à des crises de rire. Je ne peux pas répéter ce qu’on raconte dans ces moments-là… c’est nos trucs à nous, de l’humour noir. C’est complètement humain, naturel. Comme c’est complètement humain d’être ému, de pleurer à propos de familles, de patients dont nous nous sommes sentis proches. Je ne suis pas un robot à faire des soins.
À la maison, mon épouse tombe de plus en plus souvent. Urgences encore, cuir chevelu fendu, points de suture. Retour chez nous. Mais elle ne s’alimente pratiquement plus, plonge dans des sommeils trop lourds, subit d’épouvantables décharges paroxystiques qu’on n’arrive plus à prévenir. Au téléphone, l’infirmière coordinatrice ne laisse pas le choix : il faut réhospitaliser.
Même étage, même couloir, presque même chambre. Elle reconnaît l’aide-soignante. Signe de la main, au passage : « Salut, me revoilà ! » Une poche de nourriture parentérale est installée, une pompe à morphine, un masque à oxygène… On guette la douleur. Les soignants s’enquièrent : « Combien, sur une échelle de 1 à 10 ? » Difficile à dire… Au-dessus de 6, on rajoute un peu de calmant dans une perfusion.
Au bout de quelques jours, ça va beaucoup mieux. Presque bien. La médecin de l’étage qui s’attendait au pire est étonnée. Les enfants peuvent venir… et les petits enfants. Agathe, qui n’a pas deux ans, gribouille des feuilles au pied du lit. On parle d’un possible transfert en soins de suite. En attendant, mon épouse a droit à autant de glaces qu’elle veut, et moi, à mon petit café…
Pierre, accompagnant
Retour vers soigner le cancer 14/20 : Sandra, infirmière
À suivre, soigner le cancer 16/20 : Isabelle, psychologue au service d’oncologie –
Soigner le cancer, avant-propos par Pierre Madiot, présentation du livre à paraître aux Éditions de l’Atelier