Il y a un moment où l’on se dit que la coupe est pleine

Anne-Claire, ex-infirmière aux urgences de Bicêtre

Parole de juin 2021, mise en texte avec Pierre

Le 18 novembre 2019, sous les objectifs des journalistes, les officiels débarquaient aux urgences de l’hôpital Bicêtre. Il y avait là le directeur de l’ARS Ile-de-France, celui de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris et quelques autres personnalités venues assister à la signature du premier « Contrat zéro brancard ». Tous se sont chaleureusement congratulés autour du champagne et des petits fours, se réjouissant d’inaugurer le premier dispositif destiné à désengorger les urgences et éviter que les patients y passent jusqu’à 70 heures dans les couloirs. Ce que ces responsables ont oublié, c’est que le projet qu’ils venaient inaugurer en grande pompe avait été pensé et écrit par les infirmiers et aides-soignants depuis 2015, qu’il avait été validé par les médecins en 2016 et que, depuis cette date, il était resté bloqué à l’ARS. Il avait fallu la grève des urgences de 2019 pour voir les décideurs sortir le projet de l’oubli en espérant calmer le mécontentement des soignants qui refusaient de tolérer que des patients meurent oubliés sur des brancards. 

L’idée de départ des initiateurs du projet avait été d’intervenir à la fois en amont et en aval des urgences. Il s’agissait, notamment, de faire en sorte que les personnes âgées puissent, en cas de chute ou d’incident, consulter des infirmières mobiles affectées aux Ehpad non médicalisés, et leur éviter ainsi de venir surcharger nos services. Dans leurs discours, les officiels se sont, certes, fendus d’une allusion au travail de préparation de nos collègues, mais aucun de ces derniers n’avait été invité. Les chefs sont restés entre eux, acceptant tout juste de trinquer avec moi parce que je représentais le Collectif Inter-Urgences. C’est dire la considération qu’on nous porte.

Dans les faits, le contrat « zéro brancard » a partiellement amélioré les choses mais le travail avec les Ehpad n’a pas été finalisé et les postes supplémentaires d’infirmières, trop coûteux, n’ont pas été reconduits. Plutôt que de donner les moyens de prendre sérieusement en charge les patients, on a continué d’appliquer la règle fondamentale : faire en sorte que les durées moyennes de séjour (DMS), dans l’ensemble des services hospitaliers, soient les plus courtes possible et qu’en conséquence, des lits continuent à être supprimés dans un grand nombre de spécialités. Les services d’urgences restent donc saturés faute de places pour s’occuper des patients en aval, et faute de prévention en amont. En psychiatrie, notamment, nous avons eu des cas d’hospitalisation « à la demande d’un tiers » qui n’ont pu aboutir parce qu’au bout de vingt-quatre heures, le patient était resté aux urgences sans être examiné. Le délai légal était dépassé. C’est le même problème avec les patients incuriques ou les personnes âgées qui n’ont pas besoin de scanner ni d’examens coûteux, mais juste de soins élémentaires. Leur prise en charge – non programmable – n’étant pas rentable, on les renvoie chez eux après les avoir à peu près retapés. C’est ainsi que j’ai vu arriver au service des urgences de Bicêtre des patients mal rétablis, mal suivis, qui venaient de sortir d’hôpitaux situés à l’autre bout de Paris. Ils avaient été réhydratés vite fait, puis ramenés en ambulance au domicile. Mais ça n’allait pas mieux. Alors, une voisine ou un parent avait tenté une nouvelle hospitalisation dans un autre hôpital.

Dans la région parisienne, cette situation est dramatique pour les nombreuses personnes âgées isolées, souffrant de maladies chroniques, peu à l’aise avec Internet pour prendre rendez-vous. Souvent complètement perdues, elles s’en remettent à l’entourage plus ou moins proche qui appelle les pompiers ou le SAMU. Tout se passe comme si l’objectif de fermeture des lits avait été décidé sans se préoccuper de savoir si un maillage territorial était en mesure de prendre le relai avec des hospitalisations à domiciles viables, des centres de soins communaux bien en place, et une médecine de proximité suffisante. 

Vous n’imaginez pas le nombre de fins de vie qu’on doit prendre en charge aux urgences dans l’unité d’hospitalisation de courte durée. Dans cette partie du service, les patients sont installés dans des box sans fenêtre, parfois sans salle de bains. Leur séjour ne devrait pas dépasser 24 heures, pourtant, il arrive qu’ils ils y restent plusieurs jours, parfois jusqu’à un mois. Je me souviens d’un patient dont le cancer du poumon était à un stade très avancé. Il n’y avait pas de place en soins palliatifs. Il avait été amené là accompagné par sa femme. Le patient était conscient mais il angoissait terriblement, il était en détresse respiratoire. J’ai appelé le médecin : « Est-ce qu’on ne pourrait pas rajouter un médicament pour le soulager ? – Fais ce que tu veux, j’ai trop de monde, je ne peux pas gérer… Gère ! » 

Le patient était sous morphine et sous midazolam – puissant sédatif – en continu. La souffrance de cet homme et celle de sa femme m’ont bouleversée. Ils me suppliaient tous deux de faire quelque chose. J’ai donc préparé une seringue de midazolam bien que la dose maximale ait été déjà utilisée. J’ai alors demandé au patient s’il souhaitait que je le soulage davantage en lui expliquant les conséquences qui pourraient en découler. Il était d’accord, tout comme sa femme. Je me suis sentie très mal, en termes de législation. Mais j’étais seule pour gérer cette situation qui ne relevait pas des urgences. Ce qui m’a guidée, c’est le bien-être du patient. Il s’est calmé, il a dormi et c’est de cette façon qu’il est parti bien plus tard dans la nuit. Que pouvais-je faire d’autre ? Le cas de ce patient aurait dû être anticipé. Son oncologue aurait dû appeler l’hospitalisation à domicile, noter les protocoles de soins à suivre en cas de dégradation. Cela n’ayant pas été fait, ce sont les urgences qui ont dû s’en occuper. Mais ce n’est pas le rôle des urgences de traiter les fins de vie ! Il faut que le malade soit entouré, que tout concoure à l’apaisement. Dans l’environnement des urgences, les patients ne partent pas du tout dans de bonnes conditions.

Par contre, j’étais dans mon rôle quand, infirmière d’accueil, j’ai eu affaire à une patiente d’une cinquantaine d’années, en proie à des maux de tête énormes. Elle hurlait de douleur. Je la regarde, je vois qu’elle a des céphalées intenses, une photophobie et des troubles de la vigilance. Le diagnostic ne fait aucun doute : il s’agit d’une hémorragie méningée. Je n’écoute pas les pompiers qui soupirent : « Ah là là … syndrome méditerranéen … » Je la mets au déchoquage, mes collègues s’occupent d’elle immédiatement. Cette patiente est partie directement au scan. Elle a pu être sauvée. 

Je ne suis plus dans mon rôle quand, débordée, je ne peux pas prendre le temps de m’occuper correctement des patients, sans stresser, en sécurité, avec le temps nécessaire pour échanger avec chacun.  Combien de fois, pressés de toute part et par souci d’efficacité, nous ne répondons pas aux patients qui appellent. À la fin, on finit par baisser la tête quand on passe dans les couloirs. On n’a plus le temps d’expliquer que d’autres attendent. Cela crée des situations un peu explosives avec les familles ou avec les patients eux-mêmes. C’est un facteur de tension. En retour, cette violence institutionnelle peut être à l’origine d’agressions dont nous sommes parfois victimes. 

C’est ainsi que, faute de place au bloc opératoire, nous avons dû, un jour, intervenir sur un abcès dans un box des urgences. La patiente a eu mal malgré une anesthésie locale. Elle a crié. Nous ne savions pas que le mari était derrière la porte. Il est entré. Il m’a attrapée à la gorge et m’a maintenue jusqu’à ce que la sécurité arrive. Une autre fois, un homme âgé devait être hospitalisé pour une prostatite. Au bout de 24 heures dans notre service, les membres de la famille demandent des comptes. Je leur explique. Puis ils m’interrompent en permanence dans mon travail. Je leur demande d’avoir une seule personne référente pour communiquer car ils sont trop nombreux. Je n’ai pas le temps de recommencer la même explication dès qu’un nouveau membre de la famille arrive. Ils deviennent alors agressifs. Quand la sécurité leur demande de sortir, ils me menacent de mort. Le lendemain, je les retrouve en bas de chez moi. J’en ai parlé à mon cadre. Il a souri, d’un air désolé, et il m’a recommandé de déménager… Les choses auraient pu déraper de la même façon lorsqu’au moment de baisser le dossier du brancard d’une patiente en arrêt cardiaque, nous nous sommes rendu compte que la mécanique était bloquée. On a donc dû faire sa réanimation à même le sol.

Le principe des urgences est de travailler sous pression. On sait le faire. Mais quand on doit affronter, au minimum, un incident par semaine, tout devient compliqué. Quelquefois, c’est la loi des séries. Tout cela nous culpabilise et la colère nous gagne. C’est cette tension qui, en définitive, reste au fond de nous.

Pendant ce temps, les personnels de direction remplissent des tableaux Excel. Ils rentrent des chiffres qui indiquent combien de lits sont occupés. Et, faute de faire appel aux gens de terrain pour répondre aux problèmes qui se posent, ils prennent parfois des décisions aberrantes. Je me souviens de la colère de mon chef de service qui, en plus de faire face au manque de personnel, devait travailler avec du matériel défectueux. Et voilà que le directeur du Groupe hospitalier l’appelle pour lui annoncer que l’éclairage des urgences serait amélioré : « On va mettre des lumières bleues, comme ça, les gens pourront dormir plus tranquillement ». Mais, les urgences, ce n’est pas un endroit pour dormir ! Ce sont des salles de surveillance où les patients devraient rester deux, trois ou quatre heures au maximum. On va mettre des petites lumières bleues pour ne pas éblouir les gens entassés dans les couloirs. Ça va coûter un fric fou … et on continuera à manquer de brancards en état de fonctionner. Plus tard, j’ai appris grâce à Inter-Urgences que dans un autre hôpital, le chef du service des urgences avait donné son accord pour cette initiative. Les patients ont donc des lumières bleues la nuit. Et les soignants, qui ont besoin de voir ce qu’ils font, rallument les néons…

De 2012 à 2019, j’ai travaillé aux urgences de l’hôpital Bicêtre de jour puis de nuit. Je ne savais jamais ce qui allait se passer. Je ne savais jamais si, la nuit, on n’allait pas réquisitionner un des soignants de l’équipe pour l’affecter dans un autre service où il manquait du monde, ni si, encore une fois, nous allions être en sous-effectif. Cette façon de nous déplacer comme des pions est insupportable.  Je suis formée pour le service très spécifique des urgences. Si on m’envoie au pied levé dans un service que je ne connais pas, la qualité des soins en pâtira forcément. Je me dirai alors que j’ai mal fait mon travail. Par ailleurs, quand je m’inscris pour une formation, on me répond que c’est impossible car nous sommes en sous-effectif et que de ce fait le personnel ne peut pas s’absenter. Les soignants sont épuisés, se sentent impuissants, remis en question dans ce qui fait leur engagement : se consacrer au service des patients.

Il y a un moment où l’on se dit que la coupe est pleine. Ce fut mon cas. En 2019, j’ai quitté les urgences. Je travaille actuellement dans un laboratoire d’analyses médicales. Je prélève des patients en clinique et je gère également la partie recrutement du laboratoire. J’ai gardé le contact avec les patients, j’ai des horaires convenables et je suis bien mieux payé. Je ne regrette pas mon départ

Parole d’Anne-Claire, juin 2021, mise en texte avec Pierre

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