Parole d’avril 2022, mise en texte avec Pierre
Quand je faisais mes études de médecine à Rennes, on se rendait souvent avec des amis sur le littoral du Sud-Bretagne. Au-delà de Savenay, passé Trignac, on bifurquait vers la Baule en empruntant le périphérique légèrement en surplomb qui ceinture la ville de Saint-Nazaire et l’enferme entre, d’un côté, le port, ses grues, ses portiques ses friches industrielles et de l’autre, les marais de Brière et la campagne qui environne la chic station balnéaire bauloise. Cette quatre-voies forme une limite qui matérialise la juxtaposition de deux mondes que tout semble séparer. Je n’avais vraiment aucune envie d’entrer dans l’univers de Saint-Nazaire dont l’image me paraissait complètement négative. Je n’étais pas très au courant de l’histoire ouvrière de cette ville. Je devais tout juste savoir que le paquebot France y avait été construit.
Et voilà qu’une opportunité m’est donnée de succéder à un médecin nazairien qui partait à la retraite. Belle patientèle que ma famille m’encourageait à reprendre. Sous la pression de mon entourage, je téléphone donc à ce médecin, mais sans grande envie. Saint-Nazaire ne me plaisait pas. Le nom même me semblait rébarbatif. Cannes et la Rochelle, où j’ai failli m’installer et où j’ai un peu exercé, sont évidemment plus attirantes… Mais, à cette époque, les médecins y étaient en surnombre dans ma spécialité, la dermatologie…
À la suite de ce coup de fil, je prends rendez-vous. C’était un jour de printemps. Je me suis retrouvé place de la mairie. J’ai bien aimé l’hôtel de ville qui ressemble à l’aérogare d’Orly. Et les immeubles qui entourent la place ont fière allure. Le médecin que j’allais remplacer m’emmène, à quelques kilomètres de là, au « Restaurant de la plage » de Saint-Marc sur mer, qui est un quartier excentré de la ville, en bord de côte… Là ou Tati a tourné « Les vacances de Monsieur Hulot »… Il y avait peu de raisons de ne pas accepter cette offre. Saint-Nazaire est près de la mer. Sans compter que la cession d’une clientèle constituée était quand même assez tentante.
Finalement, je n’ai regretté ni Cannes ni La Rochelle qui sont magnifiques mais où la patientèle a peu à voir avec celle de Saint-Nazaire. Ce que j’apprécie ici, c’est que j’ai affaire à des ouvriers qui ont un métier dont ils sont fiers, à des techniciens conscients de leur savoir-faire. Ce sont des gens très pragmatiques qui ne se comportent pas comme de simples exécutants ; et des patients qui ont un rapport direct avec les choses de la vie. Comme me l’a dit mon prédécesseur : « Ce sont des gens qui sont francs du collier … » Si les maladies dermatologiques que je soigne ici sont à peu près les mêmes que celles dont je me suis occupé à La Rochelle, elles sont différentes de celles de Cannes parce que, sur la façade atlantique, la population a généralement une peau claire. À Cannes ou à Nice, les habitants sont un peu plus foncés et, surtout, ils ne font pas le même usage du soleil. Au sud, on va un peu bronzer à la plage puis on rentre se mettre à l’ombre et au frais. Ici, comme à la Rochelle, non seulement les gens prennent le maximum de soleil sur le sable, mais ils sont toujours dehors. Comme ils ont une peau plus claire, ils sont sujets à des cancers de la peau. Il y a un problème avec la côte atlantique… Je le vois tous les jours.
Sur le plan des maladies dermatologiques d’origine professionnelle, j’ai soigné des patients exposés aux conséquences de la soudure à l’arc. Ce type de soudure provoque des radiations ionisantes qui s’ajoutent à celles auxquelles les travailleurs sont naturellement exposés avec le soleil. Sur ce sujet, la législation a renforcé la protection des soudeurs et des gens qui travaillent en contact avec eux. Auparavant, ils se décalaient du masque pour pointer. Ils savaient pourtant qu’il ne faut pas regarder l’arc de face. Ils visaient de biais mais se prenaient des coups de feu terribles. Un quart de seconde suffit. J’ai vu l’évolution au cours des années. Ils ont commencé à s’appliquer des crèmes contre le soleil, fournies par leurs entreprises. Maintenant, ils sont équipés de casques munis de fenêtres de visée à cristaux liquides. Au moment où ils envoient le courant, la fenêtre s’obscurcit. Ils peuvent pointer tout en étant protégés contre les ultraviolets artificiels. Depuis, on a rajouté des sortes de paravents pour protéger, à proximité, les gens qui ne soudent pas. Les brûlures dues à la soudure constituent une pathologie professionnelle spécifique à la région, dans le domaine de la dermatologie.
Ce que je regrette un peu, c’est que ma patientèle ait doucement évolué avec le temps. Auparavant, le centre de gravité de celle-ci se trouvait sur l’est de Saint-Nazaire. Insensiblement, avec les départs en retraite successifs de mes collègues de la presqu’île guérandaise qui n’ont pas été remplacés, il y a eu un glissement de ce centre de gravité vers l’ouest. Ceci change la donne puisque le peuplement n’est pas le même. La proportion de ma patientèle « ouvrière » a diminué au profit d’une plus grande proportion d’une clientèle plus consumériste. Les conditions dans lesquelles j’exerce maintenant mon métier de dermatologue ne sont plus tout à fait les mêmes.
J’ai eu beaucoup de réticences à venir m’installer à Saint-Nazaire. Mais, rapidement, la ville ne m’a plus fait peur et j’aime les gens d’ici. Ceci dit, je ne suis pas mécontent que les services municipaux aient aménagé la ville. Il y a vingt ans, le front de mer était déprimant. Maintenant, c’est beau ; il y a foule dès que le soleil se montre. C’est sûr que, près du port, la plage est très limoneuse. Pour se baigner, il faut aller jusqu’à Villès-Martin, à l’autre bout de la baie ou à Saint-Marc, à cinq kilomètres. Je n’oublie pas qu’à l’origine, je suis venu exercer dans cette ville parce qu’il y a la mer. Quand mon prédécesseur m’a invité au restaurant de Monsieur Hulot je lui ai dit : « Mais, c’est extrêmement déloyal de m’amener dans ce restaurant ! » Pourtant, si, avec les mêmes conditions de travail et la même patientèle, on me proposait la Côte d’Azur, j’aurais du mal à résister à l’idée que l’eau y est un peu plus chaude, et que j’y ai quelques amis…
Parole de Jean-Michel, avril 2022, mise en texte avec Pierre