Parole de novembre 2022, recueillie par Pierre et mise en récit par Martine

Je suis bibliothécaire, au comité d’entreprise des Chantiers de l’Atlantique qui comportent à peu près 3000 salariés et 7 à 8000 sous-traitants.
Avec ma collègue, nous aurions aimé faire une belle inauguration de nos nouveaux locaux, en février 2020. Mais à peine quinze jours après l’ouverture, on se retrouvait confinés. On n’a pas pu prendre nos marques avec nos adhérents. Ensuite, on a fonctionné sur le mode “drive” pour permettre aux emprunteurs de récupérer les documents qu’ils avaient réservés. Les gens n’avaient pas la possibilité de découvrir ce nouveau bâtiment. Il a fallu une bonne année avant qu’ils puissent s’approprier le lieu, et nous aussi.
La bibliothèque, en effet, n’a pas toujours été à cet endroit. Elle était excentrée à la porte 3, pas très loin d’ici, dans un bâtiment industriel qui ressemblait à un hangar. Pour s’y rendre, les salariés n’étaient pas obligés d’entrer dans l’enceinte des chantiers puisqu’elle était accessible depuis le boulevard des Apprentis. Lorsque ce boulevard a été déplacé pour agrandir l’espace des Chantiers, la direction n’était pas obligée de prévoir une nouvelle médiathèque. C’est pourtant ce qu’elle a fait en construisant les locaux actuels, accessibles depuis le rond-point de Penhoët. Le parti pris du CSE (Comité d’Entreprise), le gérant, et de la direction, propriétaire de cette médiathèque, est de pouvoir accueillir les familles de salariés, les retraités et les sous-traitants sans qu’ils aient besoin de demander un pass d’accès sur le site des Chantiers.
En fait, tout le monde peut entrer, même si seuls nos adhérents peuvent emprunter des livres, bandes dessinées, CD, vidéos, jeux de société. Nous remplissons donc une mission de service public même si nous sommes salariées par le CSE de l’entreprise. Cela veut dire que, diplômées des métiers du livre et de la documentation, nous faisons le même métier que les bibliothécaires territoriales, sans être reconnues par la profession et sans pouvoir bénéficier des formations dispensées par la bibliothèque départementale. On est donc un peu isolées, même si on est en réseau avec d’autres bibliothécaires de Comités d’Entreprise et si nous échangeons parfois avec nos collègues des bibliothèques municipales.
Par exemple, récemment, la médiathèque de Saint Joachim nous a contactées parce qu’elle va présenter le spectacle «Chantier naval, là d’où viennent les bateaux ». Cette réalisation est le résultat d’un travail de collectage qui a duré deux années pendant lesquelles la conteuse Jeanine Qannari est venue chez nous, une fois par mois, rencontrer des salariés. Nous avons aussi travaillé longtemps avec le Centre de Culture Populaire et l’ACENER (Association des Comités d’ Entreprises de Nantes et Région). Il nous est aussi arrivé d’avoir des contacts avec l’Ecomusée de Saint-Nazaire. Contrairement à ces derniers, nous n’avons pas de fonds d’archives parce que nous ne sommes pas une bibliothèque de conservation, mais de prêt. On a de tout, des DVD et toutes sortes de livres : jeunesse, bandes dessinées, romans, fantastique, CD et jeux de société. Du côté du fonds documentaire nous disposons de quelques ouvrages sur la Navale et sur la région nazairienne. Mais on dirige plutôt les personnes qui font des recherches vers l’écomusée, le service de documentation de l’entreprise ou le Centre d’Histoire du Travail à Nantes.
La fréquentation tourne autour d’une cinquantaine de personnes par jour. C’est énorme. Cela représente un chiffre plus de deux fois supérieur à la fréquentation moyenne des médiathèques de CE. Cette différence vient de la proximité que nous avons avec notre public. Nous proposons régulièrement des animations qui ont beaucoup de succès comme les «midi-jeux » avec un animateur. D’ailleurs, les gens nous demandent souvent d’acheter un des nouveaux jeux présentés à ce moment-là, pour enrichir la ludothèque mise en place depuis le déménagement.
Du côté des livres, on essaie de coller à l’actualité littéraire tout en respectant le principe selon lequel la bibliothèque appartient aux salariés. Donc, si les adhérents ont des demandes spécifiques, on en tient compte pour établir, avec la collaboration des gérants de la librairie “L’Embarcadère” (1), la liste des ouvrages à acheter, que nous proposons au CSE. Un livre, c’est un investissement, tout le monde n’a pas les moyens de s’en acheter et, s’il est demandé par une personne, il pourra aussi en intéresser d’autres. On connaît 90% de nos adhérents. On sait ce qu’ils attendent. Certains viennent chaque jour ! On finit donc par savoir ce qu’ils aiment lire, ce que leurs enfants aiment lire. Nous avons choisi de ne pas installer d’ordinateur ni de cahier de suggestions. Si les gens ont besoin de quelque chose, ils s’adressent à nous. On est là pour les accompagner, les guider. Si je vois qu’une personne n’a pas rendu ses documents en temps et en heure parce qu’elle est malade, je ne vais pas lui envoyer de relance ! Comme on connaît les gens, on va mettre un petit mot attentionné.
Ainsi se tissent des liens avec nos adhérents, dans ce lieu qu’on s’efforce de rendre convivial. On devient en quelque sorte une annexe de chez eux, de leur travail, un peu parfois comme si on était un membre de la famille. On écoute beaucoup… ce qui demande aussi d’accepter de parler de soi. On reçoit en retour de belles marques de reconnaissance. Par exemple, lorsque nous avons organisé une fête pour le départ en retraite de la collègue précédente, plus de 150 personnes se sont retrouvées dans la bibliothèque ! Elles tenaient à être là pour lui dire au revoir.
Pendant les vacances scolaires, on fait venir des conteurs à l’intention des enfants. Et souvent, avant les vacances d’été et de Noël, on organise un spectacle pour les salariés sur l’heure de midi. On peut alors voir les artistes se produire devant des spectateurs qui mangent leur sandwich. C’est la condition : soit on vient à la bibliothèque, soit on va à la cantine. Les salariés ne peuvent pas retourner au boulot le ventre vide. Régulièrement on fait aussi des petites animations du genre “jeu du juste poids”. Il faut retrouver, par exemple, le poids d’une citrouille. Les gagnants ont droit à des chèques culture. Sans parler du panier culturel et gourmand à Noël. Enfin, bientôt, sera organisé un concours photos sur le thème des ombres.
Nous sommes deux bibliothécaires et nous travaillons toutes les deux à 80%. Avant la COVID, la médiathèque était ouverte de 9 heures à 17 heures chaque jour sans interruption. Ce qui voulait dire que, si l’une était malade ou en congés, l’autre faisait sa journée en continu. Pendant la période Covid, comme il fallait mettre les livres en quarantaine, les nettoyer, on a pris le parti de fermer les locaux le matin. Depuis qu’on a rouvert, on a demandé au CSE l’autorisation de laisser fermé le matin afin de pouvoir faire un peu de travail interne sans être interrompues. Donc la bibliothèque est maintenant accessible du mardi au vendredi, de 12 heures à 17 heures. C’est quand même confortable pour les salariés. Les plus grosses fréquentations ont lieu pendant la pause méridienne, puis après 16 heures, à la débauche. Ici, c’est un sas de décompression. Certains aiment se reposer dans un coin, ils s’installent pour lire un livre, le journal, ils prennent un café. Ils gèrent leur temps. D’autres passent vraiment en coup de vent ! Une petite partie des adhérents est constituée de retraités. C’est pour eux une façon de revenir, de redire qu’ils ont appartenu à la famille des Chantiers.
Les salariés finissent par identifier la médiathèque comme étant un lieu de culture à l’intérieur d’un environnement qui est quand même un peu brutal ; c’est un lieu qui leur appartient. Quand j’accueille un nouvel adhérent, souvent, je lui dis «Bienvenue dans l’endroit le plus sympa des Chantiers ! » Il y a de la couleur, de la vie, on n’est pas au milieu d’un amas de tôle, il n’y a pas le bruit des ateliers. Ce qui n’empêche pas qu’à travers les fenêtres vitrées, le regard se porte facilement sur ce qui se passe sur le site.
Je vois des morceaux de bateau qui passent sur des plates-formes roulantes, le grand portique qui se déplace. Ça a un côté à la fois magique et extraterrestre ! Les enfants de salariés qui viennent sont subjugués, même s’ils voient peu de choses de l’entreprise ! Ils sont assez fiers de venir à la bibliothèque du travail de papa-maman.

Tout près, il y a la porte 4 qui donne sur le rond-point et le terre-plein de Penhoët. C’est là où convergent les avenues environnantes. Où que l’on aille dans l’entreprise, à un moment ou à un autre, on passe forcément par cet endroit. C’est aussi le lieu des rassemblements. Pendant les manifs et les grèves, on voit les palettes qui brûlent sur le rond-point, chose que l’on ne voyait pas quand la médiathèque était excentrée. C’est une façon de nous sentir encore plus intégrées à la vie de l’entreprise, aux mouvements et aux revendications. Même si, pendant ces moments-là, on reste à notre poste, on est imprégnées de ça. Ça fait partie de la vie des Chantiers. On m’a raconté qu’autrefois, à l’appel de la sirène, les gens venaient ici avec leur famille pour participer au piquet de grève. Ils sortaient les barbecues. De nos jours, les rassemblements sont plus modestes. Les conditions ne sont plus les mêmes et à la fin du mois, il faut payer ses factures. Par ailleurs, du fait du grand nombre de travailleurs détachés et de sous-traitants, la mobilisation syndicale est plus difficile et l’organisation du travail n’est plus la même.
Il y a encore quelques années, je voyais les bus acheminer les salariés depuis Saint-Nazaire, la Brière et la petite couronne. Il n’y a plus ça. Chacun vient avec sa voiture. Quand je suis arrivée, il y a 20 ans, beaucoup s’appelaient Mahé. C’était Mahé Bernard n°1. Mahé Bernard n°2 ! Ou encore Moyon, Berthe, Aoustin. Aujourd’hui, les patronymes briérons sont un peu noyés dans la masse des noms qui viennent de la région nantaise ou d’ailleurs… Et pas toujours à l’heure ! Quand il y a un problème sur le pont de Saint-Nazaire, beaucoup de salariés se trouvent bloqués de l’autre côté de l’estuaire ! Ensuite, il leur faut rattraper les heures perdues dans la voiture à attendre que le pont soit dégagé.
Pourquoi se lever le matin ? Pour le plaisir de venir ici… La médiathèque est un poste auquel je me suis attachée. Quand je reviens après les vacances d’été, ce n’est pas trop dur de me remettre au travail parce que j’aime le lieu, j’aime ma collègue, j’aime les gens même si je dois faire beaucoup de route pour venir… J’ai 44 ans et je travaille ici depuis de nombreuses années. J’ai déjà essayé de postuler dans des bibliothèques municipales situées autour de chez moi pour me rapprocher de mon domicile. En fait, je n’ai pas de regrets quand on me dit non !
Parole de Corine, recueillie par Pierre et mise en récit par Martine
(1) Voir le récit d’Agathe, “Libraire en gagée dans la ville”