
La réforme des retraites a jeté des millions de personnes dans les rues, jusque dans la moindre sous-préfecture. A Paris, Ariane Mnouchkine et sa troupe déambulent avec la Géante Justice, attaquée par de grands corbeaux noirs. L’unité syndicale a ressuscité et nous avons assisté à quelques tollés parlementaires. Des voix s’élèvent pour dire qu’il n’y a aucune urgence budgétaire. Pourquoi donc tant d’obstination d’un côté et un tel refus de l’autre ? Serait-ce d’un côté une posture idéologique : travailler plus longtemps pour faire « sérieux » budgétairement ? Et de l’autre une image insupportable : continuer dans les mêmes conditions deux ans de plus ?
« […] Pour ma part, à cinquante-six ans, j’ai du mal à prendre mon service à 4h30. […] Et il m’est plus difficile de rester zen quand je suis fatiguée. […] Hier, j’ai travaillé de 5 heures à midi. J’étais épuisée. C’est la même chose pour toutes les copines de mon âge. » Dans la société de transports urbains où travaille Catherine (récit à paraître), elles sont 40% de conductrices d’autobus, appelées à travailler deux ans de plus que prévu. Pour espérer grappiller quelques points au titre de la pénibilité de leur travail, il leur aurait fallu travailler au moins une heure entre minuit et cinq heures, au moins 120 nuits par an.
Une preuve de plus, s’il en fallait, de la vanité des promesses de prise en compte de la pénibilité du travail comme contrepartie de l’allongement de la vie professionnelle. Depuis 2015, 9 600 salariés en tout ont pu utiliser leur compte pénibilité, un dispositif individualisant, pour partir plus tôt en retraite. Alors que 700 000 personnes partent en retraite tous les ans. Et qu’une personne sur deux estime faire un travail pénible. (Source : Santé & Travail).
L’exécutif et les travailleurs n’ont manifestement pas la même représentation de ce qu’est un travail pénible. Mais que connaît l’exécutif de la fatigue et de l’usure, physique et psychique ? Que sait-il des organisations pathogènes qu’il a entrevues sur un power-point ? Alors, il invoque la disparition des locomotives à vapeur ou les protections de genoux des carreleurs. A bout d’arguments, il brandit le cliché de la paresse. La réaction populaire serait une épidémie de flemme.
« Les français ne sont pas flemmards, mais ils sont fatigués »
C’est ce qu’affirme Dominique Méda dans une interview publiée sur Novethic le 31 janvier. Elle préconise de « … développer d’autres organisations du travail capables de faire confiance aux salariés, moins verticales et hiérarchiques, où la coupure entre managers et employés est moins forte, où les salariés disposent de marges de manœuvre, d’autonomie, et ont voix au chapitre. », confirmant ainsi que c’est dans l’activité de travail que se joue la durée raisonnable de la vie professionnelle.
Le refus des conditions de travail que l’on subit est-il contradictoire avec la fierté de ce que l’on apporte par son travail, ses efforts, son intelligence ?
Non, répond Candice, aide-soignante : « Je suis toujours fâchée avec l’hôpital et sa gouvernance, mais je fais un métier magnifique. Je pointe ses dysfonctionnements, mais je sais pourquoi j’y vais. »
Il est plus facile de se lever le matin quand son travail a du sens
On connaît les difficultés de recrutement des sociétés de transport. Catherine les confirme : « Quand je parle des offres d’emploi autour de moi, je vois bien que les horaires sont un frein : commencer à 5 heures, finir à minuit, travailler les dimanches et jours fériés. » Pourtant, même fatiguée, elle a la certitude de répondre à un besoin : « Vers 5 heures, je prends beaucoup de salariés et de sous-traitants pour aller vers la zone portuaire, les chantiers navals, Airbus. Je pense que ce sont les plus précaires ; les autres prennent leur voiture. Ensuite, ce sont surtout les jeunes qui vont à l’école, dans l’autre sens, et de gros flux vers la zone commerciale d’Auchan. Vers l’hôpital, il y a toujours du monde. L’été, les bus de la ligne U3 vers les plages de Saint-Marc sont pleins à craquer. »
Elle est fière aussi des résultats obtenus par l’action syndicale, notamment leur grande grève de 2004 « La presse ayant publié des propos négatifs sur le transport urbain pendant un mois, les politiques se sont trouvés au pied du mur. Je trouve, modestement, que nous ne sommes pas pour rien [… dans la nouvelle politique des transports urbains] ».
Candice se lève pour aller travailler aux urgences, de jour comme de nuit. Elle le fait volontiers : « À la fin de la journée, professionnellement et humainement, j’ai appris tellement sur l’autre et sur moi-même que pour rien au monde je ne passerai à autre chose, même si parfois j’ai envie de quitter, pour une autre aventure où je serai ma propre patronne, en restauration par exemple ».
Il est plus facile de se lever le matin quand son travail est reconnu

Catherine trouve de la reconnaissance auprès des usagers : « Tu vois, c’est la dame qui m’emmenait à l’école quand j’étais petit » : je l’ai entendu dernièrement, d’un jeune homme qui montait dans mon bus avec son fils. Depuis trente ans que j’exerce ce métier, je fais un peu partie des murs. J’ai même des usagers qui m’appellent par mon prénom ».
Pour Anne-Claire, infirmière aux urgences, l’absence de reconnaissance du travail accompli par les soignants a fait déborder une coupe déjà bien pleine : « Le 18 novembre 2019, sous les objectifs des journalistes, les officiels débarquaient aux urgences de l’hôpital Bicêtre. … venues assister à la signature du premier « Contrat zéro brancard ». Tous se sont chaleureusement congratulés autour du champagne et des petits fours, […] le projet qu’ils venaient inaugurer en grande pompe avait été pensé et écrit par les infirmiers et aides-soignants depuis 2015, qu’il avait été validé par les médecins en 2016 et que, depuis cette date, il était resté bloqué à l’ARS. […] Dans leurs discours, les officiels se sont, certes, fendus d’une allusion au travail de préparation de nos collègues, mais aucun de ces derniers n’avait été invité. Les chefs sont restés entre eux, acceptant tout juste de trinquer avec moi parce que je représentais le Collectif Inter-Urgences. C’est dire la considération qu’on nous porte. » Bien avant l’âge de sa retraite, Anne-Claire a démissionné de l’hôpital public et s’est tournée vers une activité libérale. Ce n’était pas son travail qu’elle quittait, c’étaient les conditions dans lesquelles elle devait le faire.
Pierre l’écrivait en février 2022 dans ce billet : à l’hôpital, les héros sont fatigués. Certains hôpitaux ont acheté des lève-malades pour réduire les troubles musculosquelettiques des soignants. Mais ils ne pèsent pas lourd face aux organisations délétères du New Public Management, qui ont fait exploser la charge de travail, physique et psychique.
Plus on est autonome dans son travail, plus il est facile de se lever le matin
Catherine apprécie son autonomie : « Dans d’autres métiers, les salariés ont en permanence un chef sur leur dos. Moi, je pars avec mon bus, […] et je n’ai personne sur le dos, hormis les usagers. » Néanmoins, son travail est normé, très au-delà du seul code de la route et souvent en contradiction avec l’activité. « Syndicalement, nous sommes aussi souvent en bataille avec l’employeur sur des règlements qui ne sont pas applicables mais qu’il veut absolument garder. Par exemple, lorsqu’une personne ne présente pas son titre de transport, nous sommes censés le lui demander deux fois, puis appeler la sécurité. Si on veut que ça se passe bien, ce n’est pas possible. » dit Catherine. Elle prend donc des marges de manœuvre par rapport au règlement et incite les jeunes embauchés à en faire autant « Il ne faut pas s’entêter à appliquer les règlements à la lettre, sinon on va dans le mur. C’est ce que je dis toujours aux jeunes qui entrent dans la boîte. »
A l’hôpital aussi, le travail est normé, le temps nécessaire et suffisant pour nettoyer une chambre a été chronométré. Mais ce n’est pas comme cela que Karine, agent de service dans une clinique d’oncologie, voit son travail : « Si, un jour, je sentais qu’on ne me demande plus que de remplir ma fonction d’agent, dans un système où je n’aurais plus de temps à accorder aux patients, je partirais. ». La fierté de bien prendre soin des patients est un besoin fondamental pour travailler dans un secteur aussi difficile que l’oncologie.
En résumé, plus on peut bien faire son travail, moins celui-ci est pénible.
La crise sanitaire a probablement semé des graines exigeant de la reconnaissance, du sens et de l’autonomie

Pour Sophie, employée dans une agence de voyages d’affaires, le confinement a renforcé cette absence de sens: « Je pense quitter ma société. S’ils font appel au départ volontaire, en étudiant bien mon projet, sans faire n’importe quoi, j’aimerais partir et changer de métier ».
Billie, assistante de direction dans un grand groupe, s’est retrouvée plongée dans le travail à distance: « … Ma fille, m’a vue travailler pendant le confinement, elle m’a dit : « Mais je te croyais assistante ! Ce que tu fais là, ce n’est pas un travail d’assistante… […] Elle a commencé à m’appeler : « La poule aux œufs d’or » en disant que mon manager avait beaucoup de chance d’avoir dans son service une juriste payée comme une assistante. […] Très vite, je me suis dit : « Je vais tenir un journal et comme cela mon manager en fin de confinement pourra voir le détail de mes activités. »
Dans l’association qui emploie Hélène, le fossé entre les auxiliaires de vie et les administratifs s’est creusé davantage pendant le confinement de la crise sanitaire « Nous, les salariées, on reste solidaires comme avant. On se dépanne. on se partage les interventions. […] La crise du coronavirus démontre, encore plus, qu’on n’avait pas besoin de tous ces gens au bureau, inutiles. Ils sont payés sur notre labeur. Si moi je n’existe pas sur le terrain, eux n’existent pas, c’est moi qui fais le travail. Dès qu’il faut changer le planning, c’est la panique à bord, il faut les voir, ils sont débordés. »
A l’inverse, les liens se sont resserrés dans l’équipe de Corine, directrice d’une maison des associations. Dans ces quartiers déshérités, il fallait avant tout “ traiter les problèmes des gens », en priorité l’aide alimentaire et le soutien scolaire. Pour elle, cette expérience a « conduit aussi à réfléchir aux raisons d’être ensemble. Par exemple, nous allons maintenant travailler avec mon équipe sur les permanences que nous tiendrons, numériques, sociales et autres. La nouveauté, c’est que nous allons nous demander si nous avons besoin de nous voir ou s’il est mieux de se téléphoner. Faut-il accompagner un atelier en visio ou en présence ? […] »
En mars 2020, des millions de familles ont vécu l’expérience de travailler et étudier ensemble à la maison, dans un espace plus ou moins adapté. « Les mamans ont eu des conditions de travail plus « bancales » que les papas » soulignait Martine dans ce billet, même s’il y a eu des exceptions. De fait, pendant le confinement, les femmes n’ont été que 19% à considérer leurs conditions de travail comme très bonnes, contre 33% des hommes.
La réforme qui se profile est très inégalitaire, que ce soit du point de vue de l’espérance de vie en bonne santé ou de l’âge du départ à taux plein, en particulier pour les femmes. On trouvera des données dans cet article de Roxana Eleta de Filippis : Réforme des retraites : quelles conséquences sur les inégalités hommes-femmes ?
Pour certaines ce ne sera pas possible, en particulier pour les travailleuses essentielles, portées aux nues en mars 2020 et vite oubliées. On imagine mal Lusi préparer des commandes sur sa plateforme à 64 ans, pour autant qu’elle n’ait pas été licenciée pour inaptitude. “Dès que tu arrives le matin, tu te connectes sur le site internet avec ton téléphone, tu actives ton compte. C’est du pointage. Ça compte, à la seconde près, ce que tu fais pendant la journée … Dans les frigos … Tu cherches un produit en tâtonnant et le gant revient tout collant. Ça colle à cause du jus de steak haché ou de poulet … Les portes sont lourdes, c’est très physique de les ouvrir et les refermer à chaque fois. … au « primeur » les piles de cagettes sont posées au sol. Au fur et à mesure que tu prends les produits ça descend, rien n’est jamais à la même hauteur. Tu passes ton temps à te lever, à te baisser… À la fin de la journée, tu as mal partout.”

D’autres pourraient probablement travailler plus longtemps. Nous en connaissons qui ne veulent pas décrocher, ou pas complètement, qui ont le goût et la force de continuer. Ils trouvent probablement dans leur travail des raisons de rester. Certains voudront néanmoins partir, notamment pour disposer de leur temps. Cette diversité de postures confirme que le travail n’est pas qu’un échange marchand.
Pourquoi donc sont-ils tous dans la rue ? Ne faut-il pas y voir aussi une crise du travail, de sa subordination à l’employeur et aux actionnaires ?
Rien ne nous permettrait d’affirmer que la crise du travail soit genrée, bien au contraire. La pénibilité du travail serait-elle genrée ? Les métiers, eux, sont genrés. On trouve une minorité de femmes dans certaines activités physiquement éprouvantes, comme le BTP. Elles travaillent plutôt dans la santé, le nettoyage ou la grande distribution, métiers dont la pénibilité, physique et psychique, n’entre pas dans les critères de la loi.
Un point doit nous alerter, que nous soulignions déjà le 8 mars dernier : l’évolution différenciée des accidents du travail entre les hommes et les femmes ces vingt dernières années. “Depuis 2001 le taux de fréquence des accidents de travail des hommes diminue tandis que celui concernant les femmes augmente. Source : ANACT.
Reste que, pour les femmes comme pour les hommes, les accidents mortels du travail augmentent de manière inquiétante, comme le soulignait récemment un parlementaire dans l’hémicycle.
Christine et Olivier