Quelles seraient, dans les quelques 150 récits de travail publiés par la Compagnie, les paroles qui feraient écho à la question de la visibilité du travail et des travailleurs ?
La question nous était posée lors de la préparation de la journée d’étude « invisibilité et travail »organisée le 20 janvier dernier par l’ITMD et le laboratoire CRTD du CNAM.
Il y avait nécessairement matière à alimenter une discussion sur l'(in)visibilité, puisque nous avons créé La Compagnie Pourquoi se lever le matin! pour rendre visible le travail réel, afin d’apporter le point de vue du travail, exprimé par celui ou celle qui le fait, dans des débats de société importants, comme la santé, l’alimentation, l’enseignement, le transport, l’énergie, etc.
Nous avons donc relu tous ces récits pour y débusquer les paroles évoquant soit le travail ou le travailleur invisible, soit des injonctions à la visibilité. Nous nous sommes aussi remémoré nos échanges avec les narrateurs. Nous publions toujours des récits écrits en « je », signés d’un prénom (réel ou d’emprunt), écrits à partir de ce que nous a dit une personne, au moment où nous l’avons rencontrée. C’est le narrateur. Nous, nous sommes les écrivants.
Nous avons trouvé, dans la quasi-totalité des récits, des paroles décrivant des aspects invisibles dans l’activité du narrateur, ou de la narratrice. Nous avons aussi trouvé de nombreux propos sur ce qui n’a pas à être vu.
Le travail réalisé en coulisse est par nature invisible à ses destinataires
Ainsi, on ne voit pas l’éleveur de vaches laitières dans son étable lorsque l’on râpe de l’emmenthal sur ses coquillettes, ni la préparatrice de commandes de la plate-forme logistique lorsque l’on reçoit un colis. Leurs activités sont invisibles aux yeux des destinataires du produit ou du service. Pour certains, on pourrait même soupçonner « qu’ils ne font rien », comme le cheminot que le voyageur aperçoit au bord de la voie et qui attend que le train soit passé pour reprendre ses activités, ou la soignante des urgences qui se tient prête à partir dans l’ambulance du SMUR.
De l’activité, on peut voir l’engagement du corps, mais les émotions restent invisibles
Les narrateurs parlent des gestes qu’ils accomplissent. Même s’ils sont plutôt réservés pour signer des récits évoquant des blessures, ou des douleurs chroniques. Ensuite, dès que l’on rentre avec eux dans l’intimité de leur activité, des émotions émergent vite.
Pour beaucoup, ces émotions doivent être cachées, parfois parce que l’organisation l’exige, c’est le SBAM « Sourire – Bonjour – Au-revoir – Merci » des caissières. Parfois, aussi, parce que c’est le propre du métier. Ainsi, les soignants ne peuvent pas craquer quand le patient s’effondre. Certains racontent les stratégies qu’ils ont inventées pour tenir le coup.
Souvent, les narrateurs nous disent en fin d’entretien quelque chose comme « je m’aperçois en en parlant avec vous que je fais beaucoup de choses »
Je me souviens par exemple de cet agent de service à l’hôpital qui nous a accueillis Pierre et moi avec un « vous savez, ici, moi, je passe la serpillère et je distribue les plateaux repas ». Et elle nous a raconté. Elle faisait mille autres choses au sein de l’équipe soignante, pour lesquelles elle avait développé des compétences d’écoute, d’observation, d’alerte… Ce que d’ailleurs ont confirmé, dans leurs propres récits, le diététicien et le médecin du service en nous disant combien ce qu’elle faisait était important pour les patients et pour leurs familles. C’était comme si, en nous racontant son travail, elle se révélait à elle-même toute l’ampleur de ce qu’elle fait. Comme si, aussi, ses collègues avaient à cœur de donner de la visibilité à l’activité de cette agent de service.
Quelques narrateurs (trop peu) ont souhaité discuter de leur récit avec leur équipe avant de le valider pour publication. A l’heure où l’on s’interroge sur l’ingénierie à développer pour organiser des espaces de discussion sur le travail, quelles que soient les divergences sur la forme que doivent prendre ces espaces, le récit tel que nous le pratiquons pourrait être un outil utile. En premier lieu parce que la préparation de son récit est l’occasion, pour le narrateur, de construire un point de vue sur son travail.
Il est souvent difficile pour le narrateur de raconter ce qu’il s’efforce de cacher.
Nous connaissons bien le “petit carnet” où sont consignées les ficelles du métier et que l’on ne donnera surtout pas au contremaître. Nous savons que le travail a ses secrets, ses tours de main, ses arrangements, ses transgressions. Certains nous en parlent, parfois timidement. Ils en parlent surtout quand ces secrets sont importants pour faire du bon travail.
Il arrive aussi que le secret soit lourd à porter.
Les conditions de réalisation du travail sont aussi des conditions d'(in)visibilité
Les outils numériques, les open-spaces, le poste du télé-travailleur ou l’organisation des locaux façonnent la visibilité, versus l’invisibilité. Pour certains c’est un cadre dont ils ont besoin pour travailler. On l’a vu avec le travail à distance. Pour d’autres ce sont des empêchements dans leur travail.
Les récits du travail pendant les confinements nous montrent combien ce qui se joue autour du fait d’être vu est loin d’être une banale affaire d’outillage numérique et de débit internet. Effectivement, tout n’a pas à être montré. En témoigne aussi le récit de cette chercheuse qui raconte comment elle s’affranchit du fameux « publish or perish » dans son travail.
Les narrateurs parlent dans leurs récits de ce que l’organisation ne veut pas voir, ou n’est plus capable de voir, abritée derrière ses batteries d’indicateurs.
L’institution déteste les conflits, elle n’aime pas « les vagues ». Nous le savions, par exemple à travers les manières de traiter les situations de maltraitance ou de harcèlement. Nous le lisons dans les récits par la manière de traiter le travail réel. L’employeur reste le plus souvent arc-bouté sur ses prérogatives en matière d’organisation du travail. Et cela fabrique de l’invisibilité.
Ainsi, quand il s’agit de prendre des décisions d’organisation en situation de crise sans y associer les travailleurs concernés, c’est que leur expertise de terrain est invisible aux décideurs.
Lorsque la représentation du travail se résume à un tableau d’indicateurs, les travailleurs étant enrôlés pour alimenter la machine de gestion, au détriment de ce qu’ils estiment avoir à faire, alors leur travail devient invisible. Le travail qu’on leur donne n’est pas le travail qu’ils se donnent. On n’est pas loin de ce qu’eux-mêmes deviennent invisibles.
Le collectif de travail peut-il être une ressource face à une organisation aveugle, sourde et muette ? A la lecture des récits, il semble que oui.
Plusieurs racontent leur travail avec des personnes invisibles, de par la distance, de par leur statut, voire invisibles à toute la Société.
Invisibles comme ces collègues qui sont à distance, ou ces patients en télé-consultation.
Invisibles du fait de leur statut, comme les sous-traitants, en particulier les travailleurs détachés. Invisibles dans l’organigramme, ils le sont aussi au quotidien. N’est-ce pas une des pires « invisibilisations » de la personne que de ne pas reconnaître son accident survenu au travail, comme le racontent certains narrateurs ?
Invisibles à toute la Société comme les déshérités et leurs enfants, les personnes handicapées, les sans-abris, les malades psychiatriques, les toxicomanes ou les détenus. Les conditions du travail de ces professionnels apparaissent alors, au travers de leurs récits, comme l’image de notre société et de la place qu’elle donne aux plus fragiles. Il s’en dégage non seulement un fort engagement de leur part, mais aussi une posture commune : faire avec et pour, jamais à la place de.
Les paroles de télé-travailleurs et de soignants prédominent dans nos récits.
Nous avons créé la Compagnie en mars 2020, au début du premier confinement. Nous avons donc réalisé beaucoup de récits de travail à distance, dont certains ont été enrichis de post-scriptum au fil de la crise sanitaire.
Nous avons aussi publié beaucoup de récits de leur travail avec des soignants. Cela s’explique. Plusieurs d’entre nous ont participé en 2019 avec Pierre à un travail dans une clinique d’oncologie, dont le recueil « L’urgence c’est de vivre », est paru aux Éditions de l’Atelier. Nous avons aussi décidé, en juillet 2020, de participer aux Ateliers pour la refondation du service public hospitalier, avec d’autres collectifs comme le CIH, le CIU, le Printemps de la psychiatrie, les Économistes Atterrés, etc. Ces ateliers se proposaient de réfléchir à partir du travail réel. Nous avons donc réalisé, avec les participants, une quarantaine de récits de leur travail.
Ce que l’on peut en retirer du point de vue de l’invisibilité du travail et des travailleurs nous semble néanmoins transposable dans d’autres métiers.
Pour beaucoup d’aspects de ce qu’est l’invisibilité et de ce qu’elle produit, les autres récits de travail que nous avons publié font écho à ce que disent les soignants. C’est vrai pour tous les métiers dits du « care », et plus généralement pour tous les métiers qui sont en relation avec le public, ou qui prennent soin de produits ou de services destinés à autrui.
On n’oubliera pas non plus que le NPM, new public management, qui a déferlé sur l’ensemble de la fonction publique, y compris hospitalière, est le frère siamois du management néo-libéral introduit auparavant dans les entreprises. Il obéit aux mêmes doctrines et produit les mêmes effets. Il a les mêmes outils, déployés avec les mêmes consultants. Nous faisons donc le pari que le lecteur, quel que soit son métier, trouvera à y projeter sa propre situation de travail.
« Travail et travailleurs invisibles versus tyrannie de la visibilité » interpelle la manière dont on considère le travail.
Pour répondre à cette question politique on ne peut pas s’en tenir à des généralités, des a priori ou des slogans. Il faut aller regarder de près le travail réel qui a besoin tout autant de se donner à voir que de protéger de l’invisibilité pour mesurer que rien n’est monolithique dans ce domaine.
Pour conclure, cette mise en visibilité du travail réel nous semble aussi interpeller la démocratie.
Par exemple, comment prendre parti sur l’avenir du transport ferroviaire ou du service public hospitalier en n’ayant comme références que la caisse de retraite des cheminots ou la rémunération des soignants ? Faire partir, rouler et arriver des trains c’est tout un travail. Soigner un patient aux urgences de sorte qu’il n’ait pas besoin d’y revenir le lendemain, c’est aussi tout un travail. C’est ce travail que nous voulons donner à voir.
Christine
La journée du 20 janvier a été ponctuée par les interventions d’un comédien disant des extraits de quelques récits. Pour retrouver l’intégralité des récits cités, en voici la liste, par ordre d’apparition « sur scène » : , Anne-Claire – infirmière aux urgences, Lusi – préparatrice de commandes, Samy – ambulancier au SMUR, Emilie – pharmacienne hospitalière, Sophie – enseignante vacataire à l’université, Sandrine – agent de service et Laurence – infirmière dans un service d’oncologie, Damien – syndicaliste, Stéphane – chef de service en réanimation pédiatrique, Yann – aide-soignant aux urgences.