Essentielles et invisibles ? Classes populaires au travail en temps de pandémie.

Un livre de Cyrine Gardes

Paris, Editions du Croquant, 2022, 150 p, 13 €.

Une lecture de l’ouvrage par François, des échos picorés par Christine dans les récits que nous avons publiés

La pandémie qui se déclare aux premiers jours de 2020 a-t-elle conduit à des modifications radicales de nos existences et plus particulièrement des conditions de travail de millions de salariés ?
Nombre d’études ont été consacrées aux personnels des hôpitaux publics qui ont été largement soutenus notamment lors du premier confinement (mars – mai 2020). Eloges des pouvoirs publics et applaudissements chaque soir à vingt heures exprimaient tout à la fois notre admiration pour leur engagement mais aussi l’espoir de voir ces équipes vaincre un mal terrifiant. De même, les effets du télétravail contraint ont été largement documentés tant dans leurs dimensions professionnelles que familiales.

Mais qu’en a-t-il été pour celles et ceux qui ont poursuivi leurs activités sur leur lieu de travail habituel et ce en dépit de l’exposition au virus ? Un quart de la population active française va se trouver dans cette situation totalement inédite et Cyrine Gardes se propose d’en rapporter les conséquences. Pour les distinguer des personnels de santé œuvrant en « première ligne », ils ont été décrits comme « essentiels » mais aussi comme « travailleuses et travailleurs de la seconde ligne ». L’auteure fait d’abord le constat que leur mise en visibilité a été bien éphémère. De plus, elle constate que nous n’avons guère de récits énoncés par ces personnes et qu’elles ont conservé leur position de dominés dans notre société néolibérale. Dans son introduction, l’auteure interpelle la notion de « travailleurs essentiels » car il n’existe pas de définition objectivée. Pour elle, celle-ci a été mise en avant pour justifier leur engagement au service d’une société ayant pris soudain conscience de leur rôle pour assurer des missions telles que la logistique, le commerce, les soins aux personnes âgées, l’entretien des lieux publics, … Quant à l’invisibilité, elle résulte à ses yeux d’un lent mais constant processus qui depuis les années 1980 « renvoie à un inégal accès aux moyens de se représenter publiquement, de faire entendre sa voix, ses intérêts. » (p.6).

Aussi, Cyrine Gardes va-t-elle conduire entre décembre 2020 et mars 2012 une série de quatorze entretiens grâce à une bourse de recherche de la Croix-Rouge Française. Ces cinq hommes et neuf femmes sont en poste dans la grande distribution et la logistique et perçoivent dans leur grande majorité des salaires entre 1000 et 1500 euros mensuels. Ils sont, sauf un, titulaire d’un CDI et n’ont qu’exceptionnellement un diplôme au-delà du baccalauréat. Sept sur quatorze sont syndiqués ce qui est significativement plus important que pour l’ensemble des salariés français occupant de tels emplois. Ce niveau de syndicalisation s’observe surtout chez celles et ceux âgés de plus de quarante ans et étant depuis vingt ans et plus salariés dans la même entreprise. Enfin, certains sont propriétaires de leur logement en zones péri-urbaines ou rurales.

Le premier chapitre intitulé : « Peur et culpabilité » met en lumière la surexposition de ces salariés à des situations dangereuses. Il s’agit surtout des temps de « face à face » avec des clients perçus comme potentiellement porteurs d’un virus inconnu et très contagieux. Les témoignages recueillis soulignent la faible prise en compte par les employeurs des risques encourus et symétriquement le rôle clef des pratiques individuelles de protection. Celles-ci sont plus particulièrement mises en œuvre par les femmes qui ont un souci majeur : ne pas contaminer leurs proches à leur retour du travail.

Le titre du second chapitre « Travail professionnel, domestique et parental », conduit Cyrine Gardes à souligner combien le travail de ces salariés a été accru tant en intensité qu’en quantité notamment du fait des réductions d’effectifs. Gérer tout au long des jours ses émotions a lourdement pesé. En outre, aux dires de ces salariés, les réorganisations récurrentes des horaires et des postes ont renforcé la position dominante des employeurs. Au domicile, le suivi scolaire, les exigences de décontamination ainsi que la gestion des tensions entre membres de la famille liées notamment à l’exigüité des logements ont accru la densité de la « seconde journée » de ces mères de famille.

Le troisième chapitre : « Rapports au travail en pandémie » permet d’appréhender comment les salariés désignés comme « essentiels » ont certes été dans un premier temps sensibles à leur mise en avant, à leur utilité sociale, voire à leur héroïsme. Cependant, l’écho de ce discours s’est vite dissous au regard de la prise de conscience de leurs situations de travail, mais aussi de la production de valeur sans contrepartie sur leurs fiches de paie.

« Une « prime Covid » au goût amer », titre du quatrième chapitre, fait apparaitre l’ambivalence des salariés de « seconde ligne » face à cette prime. S’ils reconnaissent que celle-ci a permis un complément de revenu bienvenu, ils développent surtout un discours critique. Les disparités entre entreprises et surtout entre salariés d’un même collectif conforte leur refus des modes de gestion par les seuls coûts, Le fait que seule une personne, salariée et déléguée syndicale dans une boulangerie du Sud-ouest, exprime le souhait d’une augmentation des salaires peut être analysé comme l’expression d’une quasi-résignation à leur condition de salariés exclus d’une plus juste répartition de la valeur ajoutée créée par leur travail.

L’avant-dernier chapitre : « Collectifs de travail face à la pandémie » met en lumière les solidarités entre salariés face à la pandémie alors que les protocoles sanitaires auraient pu générer des mises à distance. Le partage des émotions tant en écho aux situations de travail que des inquiétudes familiales ont permis, selon Cyrine Gardes, un maintien des collectifs. Celui-ci s’exprime notamment par une dichotomie récurrente : Eux : les patrons / Nous : les salariés.

Dans le dernier chapitre : « La pandémie peut-elle faire conflit ? » l’auteur rapporte les situations où patronat et salariés ont eu à échanger pour faire face aux défis sanitaires. Cependant, selon les propos des salariés interviewés, les décisions prises n’ont guère été en leur faveur. Néanmoins, Cyrine Gardes fait l’hypothèse que l’expérience des situations de travail « en crise » ouvre sur des revendications de meilleures conditions de travail et de salaire mais aussi d’une reconnaissance symbolique affirmée et pérenne. L’auteur nous renvoie donc à un authentique paradoxe : Le caractère central de leurs contributions à notre société affirmé par les pouvoirs publics lors de la pandémie n’efface nullement leur  situation professionnelle qui demeure largement défavorable.

L’ouvrage porte la marque des travaux de Pierre Bourdieu. Le lecteur qui y souscrit sera néanmoins porté à s’interroger sur le caractère très restreint du terrain : quatorze entretiens par ailleurs peu différenciés au regard de la grande variété des emplois exposés à la pandémie. Quid des employés dédiés au traitement de nos déchets, des forces de l’ordre, des pompiers, des salariés des transports en commun, des auxiliaires de vie qui se sont rendus quotidiennement au domicile de personnes âgées et dépendantes ? … Le recours à des entretiens à distance utilisé à bon escient aurait sans nul doute dû être étendu à ces salariés pour conférer plus de force à la démonstration du paradoxe appelant indubitablement à des actions effectives en leur faveur.

François

On ne pouvait que trouver de nombreux échos à la recherche menée par Cyrine Gardes dans les récits que nous avons écrits avec des travailleurs et des travailleuses dits de « seconde ligne », qui devaient se rendre sur leur lieu de travail pendant le confinement. En voici quelques exemples, picorés dans une quinzaine de récits couvrant un large panel d’activités : des plateformes de préparation de commande aux ateliers d’usine, en passant par la grande distribution, le journalisme, le service aux personnes, le maraîchage, le tramway, la poste ou le petit commerce.

Sur la question de la protection contre le virus, on pourra notamment lire « Première expérience du travail salarié, pendant la crise sanitaire » le récit de Lusi, préparatrice de commandes dans une plateforme de commerce alimentaire. Derrière le style de management décontracté de la start-up, on y retrouve les pratiques impitoyables du e-commerce, virus ou pas virus. Jean-Luc, monteur de clichés et secrétaire du CSE dans une entreprise de cartonnage, fabrique les emballages nécessaires pour livrer de la nourriture… ou des vaccins. Lui aussi évoque l’ambiance dans l’atelier, les difficultés pour organiser le travail et obtenir les protections nécessaires, dans son récit : « Ah ça y est ! Il a chopé le virus! » Nanon est magasinière et cariste dans une usine qui fabrique des moteurs électriques, destinés notamment aux respirateurs médicaux. Elle décrit dans « Bas les masques » ses difficultés avec les collègues qui refusent de porter leur masque. Il lui faut gérer ces relations difficiles. Difficiles aussi pour Sandra, employée dans la grande distribution, d’autant plus qu’elle est déléguée syndicale. Elle raconte dans « Comme si je laissais le virus derrière moi » comment on fait attention à préserver les liens dans le collectif, à ne pas se dire des choses que l’on pourrait regretter et, surtout, à ne pas rapporter chez soi un virus qui fait très peur. La peur qui conduit certains collègues de Guillaume, responsable du web d’un magazine, à rester chez eux, quand d’autres tiennent à occuper le terrain de l’information, bravant les risques ; en effet « les journalistes prennent des risques pour informer ». Hélène, auxiliaire de vie sociale, a continué à se rendre au domicile des personnes qui ont besoin d’elle : “J’aime les gens, j’aime m’occuper des humains … avec le Covid c’est top”. Elle l’a fait en bonne harmonie avec ses collègues pour s’organiser malgré les absences des unes et des autres. Mais le fossé s’est creusé entre les auxiliaires de vie et les « cols blancs » de l’association qui les emploie. Trois mois plus tard, elle ajoutait un post scriptum à son récit « Concernant une éventuelle prime … nous n’avons rien vu venir »

Dans certains services, essentiels, les plans de crise des directions ont tardé à venir, ou sont tombés à côté des besoins des travailleurs pour rendre ce service, déjà malmené avant la crise sanitaire. Néanmoins, comme le dit Pierre, facteur en zone rurale, « Covid ou pas, tout le monde attend son facteur ». Certains collectifs, qui fonctionnaient déjà plutôt bien, ont pu s’organiser, en accord avec leur chef direct. Pourtant, « le matin ça fait bizarre de ne plus se serrer la main » nous dit Hamza, technicien de maintenance de la signalisation du tramway.

Dans les commerces dits essentiels, la donne n’était manifestement pas la même entre les grandes enseignes et les petites. On pourra évaluer la différence au travers des récits de Joëlle, sommelière chez un caviste : « Un client m’a demandé un grand vin pour sa « douce » » ou celui de Raoul, employé dans un magasin d’alimentation bio : « C’est peut-être le moment pour recréer du lien social, de s’ouvrir à la culture, de se réapproprier un espace, de redécouvrir ses proches… ». Pour Quentin, réparateur de vélos et donc travailleur essentiel, la question ne se posait même pas : « Je propose des vélos de fonction aux salariés ». Il convient de préciser que Quentin est salarié dans l’entreprise familiale. Là où les travailleurs trouvaient, avant la crise sanitaire, un sens profond à leur activité, ils sont venus. Comme ces salariés d’une entreprise d’insertion, dans le domaine du maraîchage, comme le raconte Joumana, la directrice dans son récit : « j’ai une folle envie que ça finisse ». Pour conclure, « La crise du covid n’était qu’un symptôme des mots de notre société », nous dit Margot, médecin anesthésiste-réanimatrice.

Je me souviens de ce confinement et de ces rendez-vous quotidiens avec nos voisins de fenêtre pour taper sur nos casseroles (déjà !) et dire bravo aux soignants. Dans notre cour qui résonne bien, j’avais lancé aussi des bravos aux caissières, aux éboueurs… Repris avec un immense sourire par les habitants des logements sociaux donnant sur cette cour. C’était pendant ces jours où l’on s’imaginait qu’un autre monde d’après allait arriver, comme par enchantement.

Christine

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